Le feu renforce ce qu'il ne détruit pas

 
« Pour trouver l'équilibre, il faut passer par l'extrême »
Ruta Jusionyte, septembre 2019

 

De son art, on a dit qu'il était expressionniste. Corps nus et fêlés, faces dolentes, rictus grimaçants, yeux habités de « pourquoi », les personnages de Ruta Jusionyte, effrayés et hagards parfois, ont cristallisé un temps quelque chose de l'angoisse, de l'accablement, des émotions vives remontées du dedans. Et sans doute s'est-elle enfoncée dans le territoire de son ombre propre, pour en rapporter ces faces de douleur, ces corps creusés, crevassés, balafrés par l'existence.

À considérer son art depuis quelques années, il faut pourtant se rendre à l'évidence : ce temps n'est plus. La page est tournée. Ruta Jusionyte s'est surmontée elle-même, aussi vrai que la terre qu'elle modèle, surmonte par la cuisson son état initial, se renforce et devient autre chose. Comme si elle-même avait triomphé des feux du tourment qui travaillait au fond d'elle – celui de l'Histoire, celui de l'exil et celui du doute existentiel, des épreuves intimes – son art paraît traduire à présent une maturité sereine. Le sourire de ses personnages dit quelque chose d'une confiance dans la vie : désormais sans colère et sans peur, ils affirment une paix nouvelle, une adhésion au monde.

Moins expressif, moins immédiat, moins émotionnel, l'art de Ruta accède à présent à un langage moins intime qu'universel, symbolique, voire mythologique. Bien sûr, ce répertoire mythologique et symbolique – centaures, louves, créatures ailées – existait déjà ; mais il était surtout expressif, c'est-à-dire qu'il faisait sortir ce qui venait du lointain intérieur et l'intime – douleur, colère, mélancolie, questionnements, désir etc. De ses sculptures, émane à présent une quiétude, une douceur, une tendresse, de celles qui sont souvent le témoignage des âmes fortes ayant traversé les épreuves et dépassé ressentiment et rancœur pour atteindre au dépouillement moral, à une acceptation du monde et d'autrui : là, Ruta crée autre chose. « Je ne suis plus dans la catharsis, mais dans la création où l'idée de "vie bonne" m'intéresse (…) », disait-elle, en septembre 2019, lorsqu'elle me recevait dans son atelier.

Il ne s'agit sans doute plus de se connaître soi-même et de se raconter soi, même par le truchement du symbole. Son art n'est plus expression d'une intériorité, d'un être-au-monde ; l'artiste a accédé à autre chose, par-delà elle-même. Cela ressemble déjà à la transmission, puisant à même l'inconscient collectif des images archétypales d'un temps immémorial – peut-être même un temps purement imaginé – où se meuvent des symboles, et non plus des êtres.

La dignité et beauté de l'imparfait

Si beauté il y a, dans l'art de Ruta Jusionyte, il s'agit d'une beauté bien particulière. À l'image même de l'homme, ses personnages ont, dans leur rugosité voulue, quelque chose d'inachevé, d'imparfait ; ce n'est pas de beauté académique, idéale et polie, qu'il s'agit ici. Plus profonde, la beauté de son art tient à ce qu'il montre, sans brusquerie, mais sans complaisance non plus, et enjoint de contempler : l'homme faillible, l'homme traversé par le désir, par la crainte, par l'incertitude, l'homme sujet à l'erreur – mais surtout, surtout mû par l'envie têtue d'exister, de se lier, d'aimer, d'être aimé. Et c'est ainsi que, dévoilant sa faillibilité même, l'artiste nous révèle la profonde dignité de l'homme.

Dans cette affirmation même résident le sens et la beauté de son art, qui accepte le tragique, l'Être-vers-la-mort. En ceci, il est un camouflet à une époque voyant de la beauté où elle n'y a qu'ersatz, courant pathologiquement après l'illusion d'une jeunesse sans fin – depuis l'adulescent incapable de tout à fait devenir adulte et responsable jusqu'à ces visages liftés, tirés à quatre épingles, ces seins et ces lèvres gonflés de sillicone et de botox, ces rides abolies, beautés fausses parce que stéréotypées et lisses, parce que négations de notre humanité, dont le fondement même est sa tragique finitude. Cette adhésion à une beauté fausse, truquée, illustre comment l'individu se détourne de la connaissance de soi ; elle signale le désolant désir de se faire autre, de devenir image et s'arracher ainsi à soi-même et se fuir.

À cette attitude pathologique, puérile et lâche, pathologie des sociétés hypermodernes, Ruta Jusionyte oppose, à travers son art, une réelle force de refus : refus du mensonge, de l'ersatz, de l'illusion de toute-puissance de l'individu qui croit pouvoir plier son corps et le monde à son désir ; refus cette peur de la mort – l'Autre absolu – qui est toujours une peur de vivre, d'embrasser pleinement l'existence et la responsabilité de son destin. Tout au contraire, elle assume l'expérience de l'altérité au fond de soi-même, expérience qui ne peut découler que de l'acceptation de la finitude humaine, des limites extérieures qui s'imposent à chacun. Réfutant l'inessentiel, elle va à l'os : c'est la vie même et la vie seule qui l'intéresse. Celle qui, étouffée par l'idiotie consumériste et le loisir le plus ras, continue cependant à bouillir en deçà, dans les couches inférieures de l'esprit – l'inconscient, le rêve, le désir. Et cette vie nous parle de ce que c'est qu'être homme.

De ce côté de l'art, moins entiché de boniments conceptuels que désireux d'explorer ce que c'est qu'être au monde, Ruta Jusionyte s'inscrit dans un vieil héritage humaniste. Elle revendique une foi en l'homme, envers et contre tout, symbolisée par ce sourire léger, confiant, de ses personnages habités par une volonté. Il ne s'agit pas d'un optimisme béat ; il s'agit de l'amour pour l'homme, pour la condition humaine une fois acceptée sa faillibilité, son tragique. Regarder la mort en face, reconnaître en l'homme cet Être-vers-la-mort où est son dérisoire et où est sa gloire, puis l'accepter ainsi et y voir beauté et dignité : voilà ce qu'enseigne l'art de Ruta Jusionyte.

L'être réconcilié

Il y a quelque chose qui passe pour de la divination chez l'artiste qui, produisant des images, n'a souvent pas la capacité de l'expliquer tout à fait. Quelque chose passe par lui, mais qui n'est pas nécessairement de lui. Le terme de « chamanisme » est inapproprié, mais il y a quelque lointaine parenté chez l'artiste créant des images, lesquelles ne touchent que parce qu'elles sont signifiantes, recourant au symbole qui nous précède et nous relie. Du singulier de l'artiste qui, en quête de sens et d'ordre, pense en images, surgit de l'universel : au lieu de la sécession sociale, ce qu'affirme l'artiste, c'est une solidarité avec l'espèce humaine, un langage commun. C'est ce qu'écrivit Albert Camus : « L'art n'est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes. Il est ainsi placé à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s'arracher. » Car il se produit une double opération : l'artiste s'élucide confusément, s'explore à tout le moins et, partant, explore ce que signifie être homme. « J'ai toujours fait quelque chose qui raconte la vie de autres, mais aussi la mienne », reconnaît, d'ailleurs, Ruta.

Et cette « vie des autres », qui est à la fois sienne, affirme le lien fraternel entre les hommes, une confiance et un amour de la vie qui sont en parfaite contravention avec une époque toute empuantie de concurrence, d'égoïsme triste et de pulsion de mort. S'il parle beaucoup de l'altérité – celle que chacun abrite en soi-même, la bestialité, la force brute du désir ; mais aussi celle qui est extérieure à soi : l'autre, l'enfant, mais aussi le temps –, il le fait sur un mode de dépassement des polarités.

C'est que le temps de la guerre, du conflit, de la colère, semble dépassé. Cela est vrai, bien sûr, dans ses sculptures : ses « anges en cavale » arborent un sourire aussi léger et serein que des kouroï de la Grèce archaïque ; ses figures mythiques, appropriées et transformées parlent de (ré)conciliation – le minotaure débarrassé de sa barbarie et de sa cruauté ; saint Georges qui ne tue pas le Dragon, mais le chevauche.

Mais son œuvre graphique aussi l'évoque. D'une façon évidemment plus narrative et complexe, plus surréaliste ou fantastique aussi, par ses atmosphères énigmatiques de rêve et de conte, elle explore ce qui nous lie les uns aux autres, notre socialité fondamentale. La peinture lui permet d'explorer plus avant l'énigme de l'altérité, de scénographier l'expérience fondatrice « des rapports humains dans une époque individualiste où on est obligé pourtant de vivre en société ». Motif récurrent, le repas, moment de socialité par excellence, fait office de théâtre symbolique de la condition humaine, où règnent l'ambiguïté, la tension, le non-dit, le désir, la mesquinerie, où se rencontrent la force placide de l'homme-éléphant, le fou perturbateur – figure du jeu, de l'espièglerie, peut-être de la malice –, l'homme-lièvre – incarnation du désir sexuel –, les mesquineries, la séduction, le désir et même le commérage. 

En somme, par le truchement de personnages archétypiques, Ruta parle d'amour, dans sa triple dimension – Éros, Philia et Agapé. Le dialogue et la rencontre paisibles entre la femme et l'homme-lièvre, la tendresse des gestes, évoquent un Éros non pas domestiqué comme un danger ou une menace, mais accueilli comme partie intégrante de l'être et de la vie. Sous les diverses formes du lien familial, du banquet paisible, de la protection de l'ours bienveillant, c'est la Philia qui se donne à voir. Quant à l'Agapé, elle tient à la tendresse et l'empathie pour le genre humain qui émanent de son art, profondément humaniste. 

Acceptation de la vie, à grand renfort de couleurs éclatantes d'un esprit typiquement nordique, la peinture de Ruta montre, comme sa sculpture, la possible conciliation de l'homme avec sa part animale, le dépassement du dualisme vers l'unification de l'être. Elle évoque une tension vers l'équilibre, l'acceptation de l'autre en soi comme condition d'acceptation de l'autre tout court – comme une aspiration à une Arcadie espérée, où le minotaure, le centaure, les hommes à tête de lièvre, n'ont rien de monstrueux et de menaçant, mais convivent avec les hommes, les femmes et les fillettes et parlent de l'être réconcilié avec lui-même.

Mikaël Faujour

 

Strength beyond destruction


 « One only finds balance in extremes »
Ruta Jusionyte (sept. 2019)

 

Her art was once said to be expressionist : nude and cracked bodies, questioning eyes, suffering yet grinning faces ; Ruta’s characters, scared, sometimes haunted, used to cristallize something of the anguish and despondancy of repressed feelings as they surface from within. No doubt she had to go deep into the dark territories of her own shadow to bring out these doleful faces, these cracked and ravaged bodies.

Over the years, one has to admit that such a time is over. Ruta has transcended herself as the clay she models is transcended, strengthened and transformed by fire.

As though she had triumphed over the furnace of torment that was burning inside her – the furnace of history, of exile, of doubt and intimate trials – so much so that her art now seems to have entered a more mature and serene period. The smile her characters now display speaks of confidence, of peace, of a new opening to the world, stripped of fear and rage.

Less expressive, less emotional, Ruta’s art has reached a new language, less intimate but more symbolic, more universal, more mythological even. Surely this mythological repertoire of centaurs, wolves, and winged creatures was there already, but it was first and foremost expressive, it was there to express what came from the deep and intimate wounds of the past : anger, pain, melancolia, doubt and desire… From her sculptures now radiates a form of meek calmness, a tenderness so characteristic of those who have undergone trials, and overcome anger and resentment to reach some kind of simplicity, a new acceptance of others and of the world, opening up to new forms of creation : « I have moved beyond the cathartic stage unto a new level of creation revolving around the question of « the good life » she admitted as we met in September 2019 in her studio.

Ruta Jusionyte’s art is not about getting to know herself anymore, nor is it merely a way of  expressing herself, be it through symbols ; it is not an outward expression of an inner self, nor of a rapport au monde anymore : she has reached another dimension, beyond self and being, maybe close to a kind of transmission, where archetypal images, symbols from times past – maybe from a purely fantasmatic age –, move around us, slowly emerging from a collective unconscious.

Dignity and beauty of the imperfect

If Ruta’s characters still convey some beauty, theirs is quite unconventional: no academic beauty here, no idealism, just the roughness of their own unachievement as a sign of man’s frailty, of his imperfection. Beauty lies deeper, it is hidden precisely in what her art tries to convey, gently but without complacency, of man’s desire, of his fears, of his delusions and uncertainties – but above all of his stubborn will to exist, to bond, to love and to be loved. Hence, unveiling man’s frailty, the artist reveals to us his profound dignity. Herein lies the meaning and beauty of her art, an art that has assumed the tragic dimension of man as Being-towards-death (as Heidegger puts it). And as such, her art is a blow to our contemporary society which sees beauty where there is only Ersatz, which runs after the illusions of eternal youth : teenagers unable to assume their responsibilities, adults refusing to grow up, all these lifted faces, these botoxed lips and siliconed breasts, these smoothed wrinkles and rebutted butts, these flawless bodies perfectly clothed in false and stereotyped beauty, hiding behind the illusions of coolness, but deep down, negating the very nature of our humanity, of our tragic finitude.

This belief in such a rigged and illusionary beauty is but an illustration of the way we turn our backs to self-knowledge, it only signals contemporary man’s despondent desire to  escape itself in trying to be someone else, in trying to be an image.

In contrast to this puerile, coward and pathological attitude of our hypermodern societies, Ruta offers, through her art, a forceful refusal of lies, of Ersatz, of the illusion of an all-powerful individual who deludes himself into thinking he can bend his body and the world to match all his desires ; a refusal of this fear of death – the absolute Other –which is nothing but a fear of living, of fully embracing life and the responsibility of one’s destiny. On the contrary, she accepts the finitude that is intrinsically ours, and the limits that come with it,  thus assuming the reality of the otherness seated deep within ourselves. Radically disregarding all superfluous, she chooses to live the only life she deems worth living, the life which speaks of what it is to be human, the life that keeps throbbing under the surface of idle consumerism and leisure, in the depths of the soul where dreams and  desires mingle.

From that point of view, Ruta shows little interest in the conceptual patter so common nowadays in art : rather, in her eagerness to explore the full meaning of Being-to-the-world, she claims a long humanistic lineage, with its undeterred faith in man which the mild and confident smile of her wilful characters reflects. Far from naive optimism, the kind of faith which has accepted our tragic and fallible nature, turns out to be a love of mankind, of the human condition. Facing up to death, considering our “Being-toward-death” as our glory and our fate together, and accepting it as worthy and beautiful : such is the teaching that Ruta Jusionyte’s art conveys.

Being reconciled

There is a kind of divination in the way artists create images, often without being able to explain the underlying process at work, but rather something which he is part of, without being the source thereof. Shamanism would not be the appropriate term, but there is something akin to it in the creation of images, which move us only because they are significant, because of the symbols they resort to, symbols which both precede us and bind us together.

From the singularity of the artist, in his quest for meaning and harmony, emerges a universal dimension in the form of images : so much so that instead of social secession, the artist, through a common language, encourages a bond of solidarity between humans.

As Camus once wrote : « Art, as I see it, is not a solitary enjoyment, it is a means of stirring the greatest number of people by offering them a privileged picture of common joys and sufferings. The artist forges himself to the others, midway between the beauty he cannot do without and the community he cannot tear himself away from. There are two mechanisms at work : on the one hand, by exploring himself or at least exploring what it means to be human,the artist somehow finds a key to himself. » Echoing Camus Ruta adds : « In everything I have done so far, I have been telling something of the lives of others, but also of mine. »

This « life of others » which is also hers, reaffirms the fraternal bonds between humans, this confidence and this love of life, contrasting to the sad selfishness, the stinking concurrence and the death instinct that drive our contemporary fellow men and women. If she speaks so much of otherness – the other we all bear in ourselves, the bestiality, the brute force of desire ; but also the other outside, the child, time – she does it on a dialectic mode that transcends the opposites.

The time of war, of conflit, of anger seems over now. It is true indeed of her sculptures : her fleeing angels display that mild and serene smile that reminds us of the Kouroi of Ancient Greece ; her transfigured mythological characters speak of reconciliation – the Minotaur stripped of his barbary and his cruelty ; Saint George does not kill the dragon but rides upon it.

But her painted work also reflects a similar evolution, in a more narrative and complex way, more surrealist and fantastic too: through her eerie atmospheres of dream and tales, she explores our fundamental sociality. Painting allows her to probe deeper into the enigma of alterity, staging the founding  experience « of human relationships in an invididualistic world, where we cannot escape living with others in any way whatsoever. »

A recurring theme, the meal, a social moment par excellence, is turned into a an allegorical scene, with the elephant-man portraying strength, the fool as a figure of playful mischievousness, the man-hare as an incarnation of sexual desire, all facets of the human condition – with its ambiguities, tensions, unspoken desires, pettiness, seduction and gossip.

Through her archetypical characters, Ruta speaks of love in the three dimensions of Eros, Philia and Agapé. The dialogue and peaceful encounter between the woman and the man-hare, and the tenderness they display speak of Eros, not as a threat or a danger to avoid, but as an integral part of life and being. Philia is suggested in the peaceful banquet, overseen by a gentle bear, whereas Agapé permeates her art through the tenderness and empathy for mankind which her paintings display.

Both Ruta’s painting and sculpture, influenced by Nordic style and themes, exhibit her fundamental acceptance of life, her acceptance of the otherness in oneself as a condition of accepting others altogether, her faith in the possible reconciliation of man and animal, and her belief in unity beyond dualism. Her entire work, in search of the point of equilibrium, is a quest for a hoped-for Arcadia, where the minotaur, the centaur and the hare-man are no longer seen as monstruous, but  speak of men and women reconciled to themselves and with one another.

Mikael Faujour