Ruta Jusionyte :  de l’Animus et de l’Anima

« Une œuvre d’art n’expose pas
une vérité préétablie, elle incarne
une vérité vécue. » 

André Maurois

 

Ce qui nous a surpris d’emblée dans l’atelier de Ruta Jusionyte c’est la tonalité particulière qui surgit de ses œuvres. Ses couleurs dans leur ensemble nous ne les trouvons pas ailleurs. Sa chromatique épouse instinctivement ses traits larges et sensuels, donnant vie à ses toiles. Sa palette semble inspirée de toutes les nuances de l’ambre : les bruns, les jaunes et les rouges fusionnent, « les jaunes et les verts sonnet » les violets claquent, les tâches se répondent et ses bleus évoquent le ciel hivernal au-dessus de la Baltique, comme une grande respiration. L’artiste est née à Klaipèda en Lituanie, au bord de cette mer du nord où ce que l’on appelle « l’or de la Baltique » n’est autre que cet ambre évocateur.

L’animal est omniprésent dans cette œuvre. Sa présence est si naturellement associée à celle des humains, que nous ne savons plus vraiment qui est qui ? « Les animaux sont des gens comme les autres » répond spontanément dans une interview, le grand peintre des animaux, Gilles Aillaud.

Mais les animaux de Ruta Jusionyte ne sont pas réalistes comme ceux de l’artiste français. Allongés, assis, à quatre pattes, ils déploient néanmoins leur morphologie ingénue et énigmatique avec aisance et souplesse.  Dans Métamorphoses de l’âme et ses symboles, C.G. Jung écrit : « Dans l’ombre de l’inconscient est caché un trésor, le trésor difficile à atteindre.»

Dès lors, le lapin, l’ours, le cheval, l’éléphant, le chien, la tortue possèdent tous une signification secrète. Le regard des animaux peint par Ruta Jusionyte est toujours le même, interrogateur et alerte comme celui de Tia, son magnifique border collie. 

Parfois l’artiste réinvente l’animal en lui octroyant une tête de dinosaure, de têtard ou une autre forme pensée par elle.

Elle leur flanque des petites oreilles pointues comme celles de chimères des cathédrales gothiques. Ingénument elle les anime, leur fait de la place, elle les encense ou bien elle examine leurs analogies avec ses propres pulsions.  

Il lui arrive d’humaniser l’animal en lui prêtant la position debout, un regard malicieux et d’intentions amoureuses : « Une ode à la vie ». La question jungienne de l’anima (indice féminin de l’inconscient de l’homme) et de l’animus (l’indice masculin de l’inconscient de la femme), la préoccupe. Alors, elle élabore une poétique qui réunit l’homme et l’animal pour accéder à une identité spirituelle supérieure : « Consciemment ou non, je crée des personnages qui émergent du fond de moi-même. Et ma peinture est-ce une peinture en quête de l’homme universel ? » se demande l’artiste.

Dans ses toiles plus récentes la topographie change. Fini les repas de famille et le jeu d’échecs dans un espace clos. Fini les disputes et les verres renversés. Quelques branchages ou poussent parfois les fruits de la passion nous indiquent un monde ouvert, où il subsiste les quatre éléments de l’Univers. Nous assistons à l’éclosion d’un monde de fluides, de trous noirs où des astres abstraits éclatent, à l’image du cosmos. C’est dans cet espace expansif que ses personnages se rencontrent, évoluent, ou s’endorment en flottant déployant ainsi tout leur portée symbolique : Le loup, comme un long vaisseau totémique avance dans l’espace.  Dans son flanc, il porte une petite fille endormie.

Oui dans ces toiles récentes, nous dirions qu’à force de se fréquenter ce sont les humains qui, préfèrent imiter les animaux.

Cette fois-ci, les humains semblent avoir perdu le goût de la parole. Le langage humain, ce merveilleux outil qui justement marque la supériorité de l’homme sur le reste de la création semble avoir perdu ici son sens. Les humains n’en ont plus besoin, ni pour commander, ni pour ruser, ni pour communiquer. Les humains et les animaux vivent en harmonie. Parfois ils semblent émerveillés, parfois s’interrogent et d’autre fois il jouent. Dans la toile intitulée « Attraper le temps », d’un commun accord, ces créatures humaines et animales semblent s’engager dans un jeu anti- faustien, une course folle avec le Temps. Comme si le Temps n’était plus l’ennemi apportant la vieillesse et la dissolution mais au contraire le temps est ce qui les entraine dans une aventure cosmique, dans un ailleurs, où les humains et les animaux prennent un plaisir fou de prendre de la vitesse comme portés par les courants invisibles d’un vent intérieur optimiste et rieur.

D’un air sceptique, un lapin, un hobbit et un individu à la tête de batracien semblent avoir une autre conception de l’espace et du temps que leur audacieux camarades.  Pris dans des réflexions peu ordinaires, ils semblent se dire chacun de leur côté : « Attraper le temps…Mais quelle étrange idée… ».   

                                                                                                                                             Ileana Cornea, mars 2024

 

 

 

 

Ruta Jusionyte: of the Animus and the Anima

  

“A work of art does not display a pre-established truth, it embodies a lived truth.”

André Maurois

 

             From the outset, what surprised us in Ruta Jusionyte’s studio was the particular tone that emerges from her works. As a whole, we cannot find their colors anywhere else. They instinctively match the broad and sensual strokes that give life to the artist’s paintings. Her palette seems inspired by all the shades of amber where browns, yellows and reds merge, “yellows and greens sonnets” purples clash, spots echo with each other and her blues evoke the winter sky above the Baltic Sea. It all feel like a deep breath. The artist was born in Klaipeda, Lithuania, on the shores of the northern sea where what we call “Baltic gold” is none other than this evocative amber.

            The animal form is pervasive in these works, and it is so naturally associated with that of humans, that we no longer really know who is who. “Animals are people like anyone else,” spontaneously said the great painter of animals Gilles Aillaud in an interview.

But Ruta Jusionyte's animals are not realistic like those of the French artist. Lying down, sitting, on all fours, they nevertheless display their innocent and enigmatic morphology with ease and flexibility. In Metamorphoses of the Soul and its Symbols, C.G. Jung writes: “A treasure is hidden in the shadow of the unconscious, the treasure difficult to reach.”

            Therefore, the rabbit, the bear, the horse, the elephant, the dog, the turtle all share one secret meaning, and the expression of the animals painted by Ruta Jusionyte is always the same, questioning and alert, like that of Tia, her magnificent border collie.

            Sometimes the artist reinvents the animal by giving it a dinosaur head, or a tadpole one or another shape she has just thought of.

            She gives them little pointed ears like those of chimeras in Gothic cathedrals. She ingenuously animates them, makes room for them, she praises them or examines their analogies with her own impulses.

            She sometimes humanizes the animal by giving it a standing position, a mischievous look and loving intentions: “An ode to life”. She often ponders the Jungian question of the anima (the feminine evidence of the man's unconscious) and the animus (the masculine evidence of the woman's unconscious). Afterwards, she draws up a poetics that brings men and animals together so that they can access a higher spiritual identity: “Consciously or not, I create characters who emerge from the depths of myself. And I wonder if my painting is a painting in search of a universal man. »

            In his more recent paintings the topography has changed. No more family meals and playing chess in enclosed spaces. No more arguments and spilled drinks. A few branches where passion fruits sometimes grow indicate an open world, where the four elements of the Universe remain. We are witnessing the emergence of a world of fluids, of black holes where abstract stars explode, all in a cosmic way. It is in this expansive space that her characters meet, evolve, or fall asleep while floating as they deploy their symbolic significance: the wolf, like a long totemic vessel, advances in space, carrying a sleeping girl at his side.

            Yes, in these recent paintings, we could say that, by spending so much time with each other, it is humans who prefer to imitate animals.

            This time, however, humans seem to have lost the taste for speech. There, human language, this marvelous tool which precisely marks the superiority of man over the rest of creation, seems to have lost its meaning. Humans no longer need it, neither to command, nor to trick, nor to communicate. Humans and animals live in harmony. Sometimes they seem amazed, sometimes they wonder and other times they play. In the painting entitled Catching Time humans and animals seem to engage in an anti-Faustian game, a mad race with Time. As if Time was no longer the enemy bringing old age and dissolution but on the contrary the vessel bringing them along for a cosmic adventure, elsewhere, where humans and animals take great pleasure in gaining speed as if they were carried by the invisible currents of an optimistic and laughing inner wind.

            A rabbit, a hobbit and an individual with the head of an amphibian seem to look skeptically as they have a different conception of space and time than their daring comrades. Caught in unusual reflections, they each seem to say to themselves: “Catching time…Well, what a strange idea…”.

Ileana Cornea, march 2024